Le cyclisme n’est pas une science exacte, on l’a bien vu lors du sprint Asgreen/Van der Poel. Mais s’il demeure bien une unique certitude dans ce sport de pédales, c’est bien celle-là : quand tu n’es pas en cannes, le vent est toujours contre toi. J’en ai fait les frais lors de ma dernière sortie.

Cette fois-ci, je n’ai pas oublié ma ceinture de cardio. Pas besoin donc de faire un strip-tease sans allure dans le garage, m’épargnant ces vaines tentatives de faire passer ma tête casquée dans cet étriqué amas de lycra moulant, et une fois la tronche coincée quelque part entre le col et une manche, de frôler l’entorse des ligaments croisés en ripant avec mes cales entre deux marches. C’est d’ailleurs une constante chez le cycliste : que tu sois Peter Sagan ou Jean-Yves (le cyclo du coin qui porte la même veste thermique depuis 2004 et qui roule avec des moufles en hiver), marcher avec tes cales te fera toujours ressembler à un pigeon amputé d’une patte tentant de courir vers un bout de croissant. 

Qu’à cela ne tienne, j’enfourche mon vélo. Évelyne Dhéliat m’ayant prévenu sur TF1 que le vent soufflerait aujourd’hui, j’ai ainsi consciencieusement pris le parti de m’élancer vent de face pour être tranquille au retour. Malynx le lynx.
J’avance donc tête baissée face à Éole, solidement mû par l’excitant projet d’envoyer du gros 35 km/h les mains en bas sur le retour, poussé par les rafales et bien gainé avec « juste les jambes qui tournent » comme disait mon coach en cadets. Évidemment, cela dans l’unique but de faire le kéké devant les cyclosportifs que je doublerai, en leur lâchant un « bonjour » désinvolte à moitié étouffé par un essoufflement somme toute précoce. La grande classe, tu connais. 

En attendant, les cyclistes que je croise semblent être poussés par une force magique et j’ai à peine le temps d’entendre leurs salutations courtoises tant ils passent vite, pendant que je bute contre les rafales avec plus ou moins de souplesse dans mes coups de pédale. On ne va pas se mentir : je prends peu de plaisir à 20km/h sur le plat. J’ai même l’impression d’être en montée alors que la route est plate. Il en découle alors une aussi désagréable que légitime impression d’être arnaqué, comme si on m’avait vendu un programme de minceur avec la première semaine gratuite et que ce programme n’était ni de minceur, ni avec la première semaine gratuite. Je ronge mon frein et me surprend à insulter la mère d’Éole quand soudain, j’aperçois au loin un point multicolore. 

Les jambes sont écartées, le buste droit et les mains au milieu du cintre. Celui-là, je vais me le faire ! Clac-clac : je descends deux dents et j’appuie davantage pour monter à un solide 25 km/h relativement imposant. L’effort aidant, le point coloré grossit et finit par dévoiler un curieux mélange entre un cuissard Lampre-Fondital de 2006 et le maillot d’une association cyclo-touriste, bariolé ça et là de montagnes stylisées et du logo d’une entreprise de plombier-chauffagiste.
Allez, un dernier effort et je vais le bouffer ! Ça ne sert à rien, mais j’en ai besoin pour re-booster mon mental fracturé par la piètre vitesse moyenne qui s’affiche sur mon compteur depuis une heure.

Mais c’est qu’il avance le bougre. Je dois même descendre une nouvelle dent pour aller le chercher, au prix d’un effort qui consume mes jambes comme si elles étaient des bâtonnets d’encens. Ça y est, je le dépose ! 

Trop essoufflé pour saluer ma proie, je lui adresse un coucou de la main droite en la laissant posée sur ma cocotte (en mode j’ai pas le time, je fais mon fartlek), auquel il répond par un joyeux « Salut la jeunesse ». Putain, c’est qu’il est pas tout jeune le gazier ! Au moins aussi vieux que son vélo Peugeot aux couleurs de l’équipe Festina le laisse deviner. Je suis même sûr qu’il s’appelle Michel…
Allez, j’essaie de faire bonne figure en maintenant un rythme aussi élevé que mes jambes le permettent, et je l’achève d’un grand clac de dent qui descend. Le papy-cyclo est distancé. Bravo Eddy, tu es un immense champion !

Les minutes défilant, j’ai cultivé non sans sueur une petite centaine de mètres d’avance sur mon adversaire auto-désigné du jour. Mais soudain c’est la tuile : voilà que je stagne. Le moteur est vide, le vent continue de souffler, les jambes brûlent… Il faut se faire une raison : je plafonne.
Je n’arrive plus à creuser sur mon rival. Pire, il semble même revenir alors que je commence à me battre contre un point de côté qui me déchire le bas du ventre, le tout dans une ambiance de goût de sang dans la bouche, comme si mes bronches étaient bourrées et remontaient dans mon larynx pour faire une petite bamboche. 

Sauvé ! Un croisement vient couper la grande route et je sais intérieurement que mon adversaire ne le prendra jamais. C’est un tout petit chemin bitumé qui mène vers un bled qui sent le purin, si insignifiant qu’il n’a même pas d’église ni de cimetière où aller chercher de l’eau. En l’empruntant, je pourrai alors définitivement faire perdre la trace à mon poursuivant, l’abandonnant lâchement avant qu’il ne m’humilie en me cueillant comme un lapin de trois semaines dans la grande ligne droite.
Hop, je tourne et je relâche mon effort, enfin libéré de quelques toxines et la tête baissée, en totale roue libre comme un coureur terminant un contre-la-montre, éreinté. Je crache un vilain molard déshydraté que le vent me renvoie sur l’épaule. Ça n’a point d’allure, mais Michel n’a pas suivi et l’honneur est sauf.

Je continue alors ma route, inutilement affaibli mais le vent désormais de trois-quart dos, avant de virer à nouveau et de retrouver des portions plus favorables où les grandes soufflantes finissent enfin par me pousser. Je décide de rentrer tranquillement, et je retrouve la grande route que j’emprunte en sens inverse, le vent dans le dos cette fois-ci. Je roule une heure en me laissant porter, sans me soucier de ressembler à grand chose. 

Jambes écartées, mains au milieu du cintre, j’avance toutefois péniblement pour boucler cette petite sortie de 56 kilomètres. Le pilotage automatique est enclenché et je ne pense plus qu’à la demi-tonne de chocolats de Pâques que je vais bouffer en rentrant avachi devant RMC Découverte, où des gros barbus en chemise à carreaux monteront des pièges à blaireau dans le froid de l’Alaska.

Quand soudain… un bruit sec venu de l’arrière me sort de mes rêveries sucrées. Clac : je me fais dépasser par un vif courant d’air coloré, mains en bas du cintre, bien gainé avec « juste les jambes qui tournent », le tout à une vitesse proche des 35 km/h. Surpris mais résigné, j’ai à peine la force d’entendre ces mots qui sonnent comme un coup de poignard : « Salut la jeunesse » et de reconnaitre… le cuissard Lampre-Fondital de 2006.

C’est Michel. Et il vient de me bordurer comme si j’étais sa chose. Je ne peux pas répondre et je le laisse filer, impuissant.

L’arroseur est arrosé de honte.

C’est l’humiliation, Thierry.