Lure – La Planche des Belles Filles (36 km)

L’heure est grave, et nous y sommes enfin : il est temps d’accueillir le juge de paix, cette foutue planche dont on parle depuis si longtemps et qu’on n’ose à peine évoquer de peur de conjurer un mauvais sort planant comme une épée de Damoclès, murmuré très bas par superstition et par peur de l’éveiller. Brisons ce tabou : oui, Pinot est en selle pour gagner le Tour de France. Et il est chez lui, dans son jardin, pour réaliser cette tâche herculéenne qui libérerait la France du tenace poids qui l’écrase depuis 1985. Si la pression se buvait, Pinot serait noyé tant il en a sur ses fines épaules de grimpeur. Et si l’angoisse tuait, il ne resterait plus qu’environ douze français sur Terre.

Pour cause, voici le classement général avant ce dernier morceau de bravoure :

1. Nairo Quintana (ARK)
2. Thibaut Pinot (GPF) + 12’’
3. Mikel Landa (BAH) + 17’’
4. Primoz Roglic (JBV) + 43’’
5. Miguel Angel Lopez (AST) + 1’06’’
6. Sergio Higuita (EF) + 1’06’’
7. Egan Bernal (INE) + 1’09’’
8. Thomas De Gendt (LTS) + 1’15’’
9. Julian Alaphilippe (DCQ) + 1’47’’
10. Christopher Froome (INE) + 2’35’’
11. Tom Dumoulin (JBV) + 2’39’’
12. Geraint Thomas (INE) + 2’49’’
13. Steven Krujidfdksie (JBV) + 2’52’’
14. David Gaudu (GPF) + 4’09’’
15. Tadej Pogacar (UAE) + 4’21’’

C’est plus serré que nos gorges après la chute de Totophe Mengin à Nancy. Pinot doit donc bouffer 12 secondes à Quintana, mais même dans ce cas là, ne pas en laisser plus de 5 à Landa ou plus de 30 à Roglic. Même s’il est pour le moment 4ème, le slovène semble au vu de ses aptitudes contre la montre le plus à même de venir enquiquiner les trois premiers pour le maillot jaune. Même Bernal, très en cannes, semble en course pour la victoire finale. Comprenez que tout ceci est parfaitement insoutenable pour nos petits coeurs sensibles, et voir le premier coureur s’élancer a quelque chose de libérateur pour nos esprits inquiets, enfin occupés par autre chose que par des calculs d’apothicaire et des plans sur la comète.

La lanterne rouge enfin allumée, les coureurs et les secondes s’égrainent à mesure que les ongles se rongent et raccourcissent dans l’attente fébrile du lancement des dix dernières fusées. Après un long ballet de seconds couteaux, Tadej Pogacar établit le chrono de référence.

Derrière, les fusées sont lancées et Geraint Thomas pulvérise le chrono du jeune slovène, avant de se faire détrôner par Dumoulin. Froome pioche un peu dans la montée finale et n’arrive pas à faire mieux que le néerlandais. Alaphilippe, adulé par une foule électrique, prend la seconde place provisoire. De Gendt signe lui aussi un chrono majuscule, mais insuffisant pour détrôner le gros Tom. Puis Bernal arrive et fait exploser sa montre : le colombien vient de se faire plus rapide que tout le monde. Quelle claque ! Higuita et Lopez, quant à eux, faiblissent et n’arrivent pas à caresser ne serait-ce que la plante des pieds du temps de référence tout juste établi par le tenant du titre. Les rythmes cardiaques des spectateurs s’accélèrent alors au même tempo que les cadences de pédalage des fusées en lycra qui s’échinent sous leurs yeux. Et pour cause !
Le dangereux Roglic est en approche : il était tellement facile dans la portion de plaine et semble si fort dans la montée que ses jambes paraissent tourner plus vite que ses pédales. Séisme : Roglic fait beaucoup mieux que Bernal. Le souffle du Tour est coupé, et le slovène vient se hisser au rang de virtuel maillot jaune, n’ayant plus rien d’autre à faire qu’attendre péniblement l’arrivée des trois derniers larrons. Le premier de ceux-ci, Landa, n’arrive pas à se faire telle violence et échoue dans sa quête en faisant un chrono médiocre, et ne gagnera pas la Grande Boucle par conséquent. Un de moins…

Il est maintenant venu le temps de bâtir des cathédrales pour mieux prier, même pour les plus fervents athées : c’est au tour de Pinot de couper la ligne finale de son Tour de piste. L’aire d’arrivée parait soudainement aussi silencieuse qu’inquiète, et l’heure devient plus grave que jamais quand le ciel s’assombrit par la faute d’un gros nuage noir venu promptement masquer le soleil. Si le français ne veut pas se faire avaler par Roglic et devenir leader virtuel, il doit terminer avec moins de 30 secondes de retard sur l’indétrônable chrono du coureur de Jumbo-Visma. Au pointage intermédiaire à la mi-montée de la Planche, le franc-comtois, pourtant grisé par son passage à Mélisey (sa ville natale) dans la portion plane, navigue à 48 secondes du slovène. Son chrono est magnifique mais insuffisant. Il va perdre le Tour de France.

Et puis soudain…

Thibaut le magnifique se dresse sur ses pédales et arrache son oreillette, à la faveur d’un ultime beuglement sauvage et paternel de Madiot, en nage et hors de lui dans la voiture suiveuse. On entend alors le coureur de Groupama-FDJ hurler au milieu de la foule en délire un tranchant « C’est maintenant » qui résonne aussi fort en lui qu’en nos coeurs amourachés. Le Tour entend son appel : Pinot semble soudainement voler.
Le temps qui filait si vite en faveur de Roglic se suspend alors, comme distordu par la puissance envoyée par le français, défiant les limites de son corps et de sa montre. Il avale la pente, bouche grande ouverte comme son maillot et maltraite chaque coup de pédale comme s’il était le dernier.

Le chrono de Roglic est passé, et le français n’est toujours pas arrivé. Les secondes s’égrainent comme des morceaux de vie perdue, pendant que Pinot donne tout pour apparaitre le plus vite possible sur le plan de caméra fixe de l’arrivée. Il doit terminer avec moins de 30 secondes de retard sur cet inaccessible chrono-référence épinglé au sommet de la Planche, pour espérer rêver en jaune. Cela fait déjà 16 secondes que ce foutu chronomètre se dérobe, quand Pinot apparait enfin dans la dernière rampe ! Le public hurle : le français a refait son retard dans la montée, et doit franchir la ligne dans les 14 secondes qui viennent s’il veut prendre la tête du classement général. Il pioche comme un mineur à la fin d’une dure journée de labeur, le visage émacié et déformé par l’effort. La cohue est telle entre ferveur aveugle et calculs millimétrés que les plus fervents suiveurs en perdent leur latin. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est hurler ou se taire, la poitrine brûlée et paralysée par l’enjeu. Les corps ne répondent plus à leurs âmes, suspendues quelque part au-dessus du sommet de la Planche quand enfin Pinot coupe la ligne. Il termine avec 24 secondes de retard sur Roglic.

Transcendé, transfiguré et poussé par des ailes que seul le Tour sait faire pousser dans le dos de celui qui le mérite, Thibaut est premier du classement général virtuel, avec 7 secondes d’avance sur Roglic.

Une folie sans égal, fracassante, bruyante et soudainement libératrice explose alors autour de la carcasse effondrée du grimpeur français qui suffoque affalé sous son vélo, ignorant encore ce qu’il vient de réaliser et ne pouvant rien faire d’autre que pleurer entre deux immenses respirations qui font soulever sa cage thoracique, convulsant en de grands bonds incontrôlés.
Du speaker aux commentateurs en passant par le public, plus personne n’a de mots, peinant tellement à croire ce qui vient d’être vu que même les plus pondérées des paroles ne sauraient le décrire. Mais l’euphorie s’éteint : un hurlement muet doublé d’un silence bruyant enveloppent aussitôt le grand cirque du Tour et rattrapent la réalité, lancée dans l’attente insoutenable du maillot jaune Quintana. Le colombien doit arriver au moins 13 secondes derrière Pinot. Et le voilà qui apparait, rapide, si petit mais si puissant, sur les écrans du monde entier et dans la dernière rampe. 5, 4, 3, 2, 1 : la ligne est coupée.

Trop tard. Les comptes ont à peine le temps d’être faits qu’un séisme de magnitude inégalée ébranle furieusement la montagne dans un éclat de liesse.

Thibaut Pinot par terre, allongé là où son effort violent a subitement cessé deux minutes plus tôt, se fait percuter par un Marc Madiot survolté qui vient lui sauter dessus. « Tu l’as gagné mon gamin, tu l’as gagné putain » lui hurle-t-il à l’oreille. Pinot, en larmes, est incapable de répondre. « Sept secondes, sept putain de secondes ! » renchérit Madiot en secouant frénétiquement la tête de son protégé. Pinot, péniblement revenu à ses esprits, se relève alors les yeux humides et les cheveux trempés par l’effort, contemplant autour de lui l’improbable ferveur populaire qui vient de secouer la Planche des Belles Filles, épicentre d’une vague de bonheur engloutissant la France entière.

Le français lève alors les yeux vers les cieux et aperçoit un petit nuage gris qui se dissipe. Il vient de trouver son bout de ciel bleu, et l’empoigne fermement en levant un poing rageur au ciel. Thibaut Pinot vient de remporter le Tour de France.

Classement général :

1. Thibaut Pinot (GPF)
2. Primoz Roglic (JBV) + 7’’
3. Nairo Quintana (ARK) + 28’’
5. Mikel Landa (BAH) + 41’’
4. Egan Bernal (INE) + 1’29’’
5. Thomas De Gendt (LTS) + 1’42
6. Sergio Higuita (EF) + 2’12’’
7. Julian Alaphilippe (DCQ) + 2’45’’
8. Tom Dumoulin (JBV) + 3’04’’
9. Geraint Thomas (INE) + 3’35’’
10. Christopher Froome (INE) + 3’38’’