Dans la Musette
Tour de France

Tour de la France, étape 10 : attention bordures !

Ile d’Oléron – Ile de Ré (170 km)

Le mot « bordure » est dans toutes les bouches ce matin mais là, on ne parle pas de refaire celle du jardin qui sépare les rosiers des plants de topinambours. Non : il est ici question de la bordure que tout coureur craint au moins autant qu’elle excite les spectateurs, celle qui fait basculer la course dans l’irrationnel et qui fait plus de dégâts qu’un col hors-catégorie. Faites souffler le vent de trois-quarts, ajoutez-y une équipe qui se sort les doigts et vous obtiendrez un vaste bordel magnifique. Et ça tombe bien : ce matin, le vent souffle aussi fort que toi lorsque tu vas rendre visite à ton pote qui vit au sixième étage sans ascenseur. Reste à savoir si une équipe voudra bien se sortir les doigts sur ce parcours exposé tout le long, dans les marais et sur la côte qui relie les deux îles de départ et d’arrivée.

Les visages sont fermés sur la rampe de lancement, et on sent la tension appuyer son lourd poids sur chaque épaule sponsorisée. Sauf pour Peter Sagan qui semble indifférent à la gravité du moment, jonglant avec des petits saucissons Cochonou en chantant « Le vent nous portera » de Noir Désir, sous les yeux d’un public amoureux.
Le départ est enfin donné sous le timide soleil, qui fait des apparitions contrariées en passant entre les nuages ballotés par l’air marin. Le peloton, pour une fois, ne part pas bille en tête. Prudence et observation : les Ineos du maillot jaune contrôlent la boule avec un faux rythme, pour mieux endormir les velléités belligérantes. Puis comme il se faisait chier et parce qu’il aime le vent de face, Victor Campenaerts (NTT) a décidé d’aller secouer cette pelote. Nikias Arndt (Sunweb) saute dans sa roue avec Geoffrey Soupe (Total-Direct Energie), et les trois courageux obtiennent leur permis de sortir, le vent défavorable aidant. On sent les favoris attentifs et craintifs et volontairement proches des premières places du peloton, pour mieux contrôler leur destin laissé entre les mains d’Eole. En attendant, le réalisateur enchaine les plans sur les drapeaux bretons, flamands et néerlandais qui flottent au dessus des camping-cars.

Au kilomètre 130, alors que le trio possède trois anodines minutes d’avance, une bifurcation est annoncée dans toutes les oreillettes. Le vent va passer de trois-quarts dos après un rond-point qui débouchera sur une portion exposée. Ce sera the place to be et les boys de la Deceuninck-Quickstep l’ont bien compris puisqu’ils sont montés massivement à l’avant. Le problème, c’est que chaque équipe ou presque souhaite être devant au même moment et que de ce fait, la vitesse augmente considérablement et certaines places chères se perdent où se gagnent à coup d’audace, de risque et de montée de pulsation cardiaque. Ajoutez à cela l’influx nerveux usé par cette électrique course d’attente, et vous aurez autant de pièges qui peuvent faire perdre les pédales. Et voilà que le Wolfpack prend officiellement les commandes. Le rond-point fatidique est emprunté, et en avant Guinguamp !
La relance est d’une violence inouïe et les bleu-et-blancs sprintent en éventail comme si la ligne d’arrivée avait 40 kilomètres d’avance. On y est ! Ce coup de bordure est d’autant plus beau qu’il était annoncé gros comme une maison, et qu’il a eu lieu quand même. Et pas qu’à moitié, à en juger la dégaine de Rémi Cavagna qui s’arrache à l’avant.

Depuis la vue d’hélicoptère, on contemple beaucoup de jaune se mêler à la tête de course, qui s’étire comme du film plastique qui emballe les restes du repas de famille un dimanche soir. Les Jumbo-Visma sont passés à table et prêtent main forte aux gars de Lefévère. Et pour cause : les Ineos sont loin, aux alentours de la quarantième position en train de cravacher pour remonter un Bernal resté trop sur les freins dans le rond-point, et quelque peu gêné par une épaule baladeuse de Tim Wellens. Mais où est Krisfroume ?
Un peu plus en avant, le maillot jaune est bien isolé à la vingtième place, où il se démène seul entre les Groupama-FDJ. L’élastique se tend encore… On aperçoit soudain William Bonnet et Stefan Küng réaliser conjointement un effort extraordinaire en emmenant dans leur roue Pinot remonter de quinze places et se caler juste derrière les Jumbo-Visma. Un petit écart se créé dans ce trou laissé béant par Roger Kluge qui vient d’exploser et Froome se retrouve exposé, désespérément seul avec ce foutu vent qui le freine. Ça va péter… Ça a pété ! Un groupe d’environ 35 coureurs s’est isolé en tête, oubliant Froome et tous les Ineos.

On retrouve dans ce peloton de tête (qui avale rapidement les trois échappés matinaux) tous les coureurs du top 10 à l’exception donc de Froome, Bernal, Pogacar (trop tendre dans son placement et bousculé par la violence de ce qu’est réellement le Tour) et Gaudu. Le breton s’est superbement sacrifié pour Pinot en le sortant de la bordure, au prix de son énergie. Vidé, il a dû rétrograder dans le groupe Froome, qui végète maintenant à 31 secondes du premier groupe où figurent quelques sprinteurs et de solides classicmen. Les forces des poursuivants s’amenuisent à mesure que celles des leaders du « groupe 1 » s’unissent. Il reste 20 kilomètres, et l’écart entre les deux pelotons est de 40 secondes. Rien à faire, ça ne veut pas rentrer !
La partie de manivelles bat son plein et ne baisse pas en intensité, quand Valverde crève au pire des moments. On peut apercevoir Landa crier « Karmaaaa » en tapant dans la main de Nérokintana. L’espagnol est vite dépanné mais doit se résigner à rétrograder dans le groupe Froome. Il était maillot jaune virtuel : le voici perdant réel.

Le petit peloton de tête, inlassable et plus déterminé que Bip-bip à ne pas se faire rattraper par le Coyote, arrive enfin sur l’Ile de Ré avec 50 secondes d’avance sur le désespéré peloton Ineos. On se prépare pour un sprint où la fraicheur gardée au cours de ce long périple aussi nerveux que venteux fera la différence. C’est parti : les prétendants au général laissent la place aux casse-cous : Philippe Gilbert (très à l’aise tout au long de la journée, où on a pu le voir prêter main forte à son ancienne maison Groupama-FDJ) lance le sprint pour Ewan, qui se fait emboiter le pas par Sagan, Viviani, Bonifazio, Bennett et Colbrelli. Ce sprint n’est pas le plus rapide de l’histoire et on sent que les organismes sont vidés. Bennett est court, Colbrelli prend la tête et semble se diriger vers la victoire quand soudain une boule d’énergie jaune remonte d’au moins six places en arrière et avale ses concurrents un par un, avec une vitesse déconcertante.

Wout Van Aert est en train de se balader avec un punch insolent au milieu de ces carcasses affaissées sur leurs bicyclettes. Il arrive bientôt au niveau de l’italien du Bahrain et n’a plus qu’à le croquer. Un coup de rein, puis deux… le belge ferme les yeux, jette sa machine sur la ligne et les rouvre : il vient de gagner ! Le coureur de Jumbo-Visma se dresse comme un V majuscule en hurlant entre deux jurons flamands le prénom « Mathieu » avant de de venir s’empaler contre son soigneur en lui crachant des larmes libératrices sur l’épaule.

Un peu plus loin, une autre scène de joie a lieu et si vous avez bien fait les comptes, vous comprendrez pourquoi. Julian Alaphilippe tape dans toutes les mains qu’il croise, y compris celles des photographes et des chaperons UCI. Oui, c’est officiel : le français est le nouveau maillot jaune de ce Tour ! La France juillettiste est ramenée à ses plus doux souvenirs de 2019 et se remet à rêver, les yeux éblouis de jaune. Le Wolfpack vient de frapper un grand coup (de bordure) !

Classement de l’étape :

1. Wout Van Aert (JBV)
2. Sonny Colbrelli (BAH)
3. Sam Bennett (DCQ)
4. Caleb Ewan (LTS)
5. Peter Sagan (BOH)
6. Niccolò Bonifazio (TDE)
7. Elia Viviani (COF)
8. Alexander Kristoff (UAE)
9. Julian Alaphilippe (DCQ)
10. Greg Van Avermaet (CCC)

Classement général :

1. Julian Alaphilippe (DCQ)
2. Primoz Roglic (JBV) + 4’’
3. Mikel Landa (BAH) + 6’’
4. Thibaut Pinot (GPF) + 10’’
5. Tom Dumoulin (JBV) + 10’’
6. Nairo Quintana (ARK) + 10’’
7. Steven Krujidfdksie (JBV) + 10’’
8. Sergio Higuita (EF) + 10’’
9. Miguel Angel Lopez (AST) + 10’’
10. Christopher Froome (INE) + 19’’
11. David Gaudu (GPF) + 34’’
12. Alejandro Valverde (MOV) + 44’’
13. Tadej Pogacar (UAE) + 54’’
14. Geraint Thomas (INE) + 56’’
15. Egan Bernal (INE) + 1’00’’

Maillot vert : Peter Sagan (BOH)

Maillot à pois : Pierre Rolland (BBV)

Maillot blanc : Sergio Higuita (EF)

Combatif du jour : Victor Campenaerts (NTT)

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